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Ni le premier ni le dernier exilé !

Latif Pedram, écrivain et poète afghan, Réfugié politique en France.


L'Histoire de l'exil et de l'émigration entre dans sa troisième décennie dans mon pays, l'Afghanistan. Comme si ce pays se trouvait enterré sous les décombres de l'édifice féroce de la guerre froide. Ce peuple, qui durant son combat contre l'Armée rouge, entendait l'éloge des américains et des occidentaux qui le qualifiaient de "peuple libérateur" et "héroïque", est tombé depuis longtemps dans l'oubli. Nous sommes les tristes témoins de l'anéantissement graduel d'un pays, de ces diverses populations, de ses exilés. Comment passer sous silence cette tragédie qui frappe l'Afghanistan ? Cette domination sanglante des talibans, cette guerre civile interminable, cette épuration ethnique et linguistique, cette violation systématique des droits les plus élémentaires d'un peuple meurtri ?

L'expatriation et l'exil ne sont que les conséquences d'une injustice qui perdure dans ma patrie. Je ne suis ni émigré, ni expatrié. Si j'emprunte les paroles de Brecht: "Oui je suis l'exilé...". Celui qui n'a pas choisi de quitter son pays, celui qui jusqu'à la fin de ces jours restera exilé. L'exilé qui, chassé de ses terres, devient un fardeau pour vos pays d'accueil. L'exilé de la catastrophe qui se trouve en terre de refuge parmi ceux qui crient à tort ou à raison: "en quoi votre histoire nous concerne ? Pourquoi payer le prix de vos malheurs? ! "C'est alors dans ma solitude que je pleure jour et nuit mon nouveau prénom: "l'exilé"; "l'éternel errant", celui qui doit désormais porter la honte.

Avec grand regret je vous dis aujourd'hui que je ne suis ni le premier ni le dernier exilé ! Il vous faut donc beaucoup de patience ! La voix d'Achille me parvient du passé, ainsi que celle du grand sage Nasser Khossrow, mes ancêtres errants me parlent toujours... L'histoire de l'exil n'est autre que la généalogie des régimes autoritaires, du despotisme et du récit de tant de douleur et de détresse. Elle peut être considérée comme un genre littéraire tragique, un objet de réflexion sociologique. Ne peut-on pas s'aventurer à lancer le terme "exilologie" comme nouveau domaine d'étude ?

La pathologie et la critique de l'exil, que je frôle ici avec beaucoup d'allusion, vont au-delà de ma propre expérience et se destine à l'ensemble des exilés. Rimbaud dit: "Je, est un autre". Je ne rêve pas de devenir le Grand exilé qu'était Nabokov au sommet de sa gloire. Je me sens plus proche de cette distinction que fait Foucault entre "l'intellectuel mondial" et "l'intellectuel spécifique". C'est le sort de l'Afghanistan et les futurs exilés qui me préoccupent. Je suis solidaire des damnés de la terre. Que nos forces se rejoignent comme les mots sur une page qui donnent un sens à un texte. Affirmons-nous comme les personnages de Dostoïevski. C'est de cette manière que je comprends et j'apprécie l'action solidaire du Parlement international des écrivains et du théâtre Bonlieu Scène nationale.

Nous étions témoin il y a un an de la présence des écrivains de différents pays lors d'une autre rencontre organisée à Caen par le Parlement international des écrivains et le Centre des livres de Normandie. Ces écrivains venaient des diverses géographies, d'autres nations, avec d'autres identités et leurs langages spécifiques, certains avec un langage avant-gardiste et moderne d'autres porteurs d'un langage "intermédiaire", celui qu'Edwards Saïd appelle les langues entre la tradition et la modernité comme le persan et l'arabe. Notre point commun était notre état d'exilé. Nous n'avions plus de patrie. Même ceux parmi nous qui venions d'Iran vivaient comme des exilés dans leurs propres pays. Nous débattions à la marge du sujet principal "La censure et la résistance du langage", de nos capacités d'adaptation face aux changements auxquels nous étions confrontés.

Si l'art est un moyen de résistance comme dit Adorno, ne devrions-nous pas bâtir un refuge littéraire pour résister? Même si notre refuge est du genre imaginaire du monde de Borges. Nous n'avons pas d'autres choix que d'écrire pour survivre et rester intègre. Nous devons être réalistes pour pouvoir ajuster nos exigences sans être impressionnés. Je ne crois point en un monde où la liberté serait absente, la femme non-existante et hors propos, où la création littéraire serait blasphème. Je crains en même temps la mort de l'art dans ce monde rationnel que décrit Hegel. Ce qui demeure au-delà de tous ces débats, n'est que la souffrance de l'Homme. Impuissant face au Mal, nous construisons un monde d'imagination et d'aspiration. L'art et l'intuition, qui évitent le jugement absolu et le manichéisme, constituent le monde de la littérature et les formes qu'elle prend. Dostoïevski dans les Frères Karamazov, Nikolaï Ostavrogin, et Raskol Nikov démontrent à travers leurs oeuvres, l'angoisse et l'engagement véritables de l'écrivain. Ce foyer que nous construisons avec la littérature, celui que décrit Walter Benjamin au sein du conflit entre l'autorité de l'ordre présent et la volonté d'émancipation, est le vrai refuge pour nous les écrivains.

L'initiative des villes refuges, proposée par le parlement international des écrivains, met à la disposition des invités écrivains pendant un an ou deux un environnement relativement favorable, loin de toute répression et prison, pour produire et réfléchir. Cela leur permet d'avoir l'occasion de mieux comprendre le pays d'accueil. Il dépend néanmoins de l'effort et de la volonté personnelle de chaque écrivain invité, de saisir cette occasion pour mieux connaître la culture du pays hôte et au-delà de celle-ci les autres acquis de la culture mondiale. "L'être humain ne vit pas que du pain" selon les paroles du prophète chrétien, celui qui se considéra comme "le pain qui descend du ciel". Dans l'inadvertance, même le prophète et le ciel deviennent victimes de la suppression de la liberté dans notre monde, un écrivain s'éteint.

Quand plus haut j'ai parlé du dessin de nos relations, c'est à dire ces liens entre les écrivains et les écrivains en exil, et je l'ai comparé aux éléments d'un texte. Je voulais dire par-là que l'ensemble de nos échanges fait partie d'un espace commun d'un monde nouveau produit de la réalité et de l'imagination. Oeuvrer pour un contexte de cette qualité, ne remet nullement en question la production littéraire créatrice de l'individu écrivain. Non seulement nous avons besoin de dialoguer entre nous, mais la nécessité d'un échange avec les écrivains, qui vivent dans leurs propres pays, s'impose. Il n'existe pas de raccourci pour s'affirmer dans ce nouveau contexte. Le chemin est trouble et demande du courage comme dans l'acte de l'écriture. Comment bien s'affirmer alors que d'une part tu frayes ton chemin sur les terres nouvelles et d'autre part la nostalgie de l'éternel retour à la patrie mère te hante? C'est ainsi que nous les écrivains et vous le Parlement international des écrivains, avons un lourd défi devant nous. Le Parlement ne souhaite pas être "ce pain descendu du ciel", notre rencontre aujourd'hui en est l'exemple. Soyons ensemble ces mots qui constituent le Texte. Je souhaite qu'une harmonie plus grande se manifeste entre les intellectuels, les libres penseurs et les écrivains, pour que dans ce monde Hitchcockien, et que dans ce siècle fou, l'Aliosha Karamazov puisse, avec toutes forces, nier la conscience tranquille.

Latif Pedram
Octobre 2000
Faverges