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Le danger d'écrire, le danger de l'écrit

Latif Pedram, écrivain et poète afghan, Réfugié politique en France.

Texte écrit à l'occasion de la réunion du Parlement International des Ecrivains en juin 1999 et publié dans la Revue Place au Sens en septembre 2001



Mesdames, Messieurs,

Le Parlement International des Ecrivains a conçu cette réunion comme un aphorisme. Certains écrivains et poètes ici présents sont en mesure de comprendre clairement, grâce à leurs expériences personnelles ou collectives du despotisme et de la censure qui se pratiquent d'une manière " indivisible " dans nos pays, les paroles et les pensées présentées ici. Si la connaissance dans l'âme fait partie de la vraie liberté ou de les toutes façons constitue une introduction entière pour la pratique de la liberté, je crois que nous avons déjà atteint nos objectifs. Ce fait lui seul me comble de joie. Cette réunion a lieu dans un pays dont Marx disait qu'il était "une vieille école supérieure de la philosophie et la nouvelle capitale d'un monde nouveau ". Si telle est la vérité et que cette capitale est une école magistrale de la philosophie, sanctuaire de la littérature et de la liberté, comme dit le grand poète et philosophe espagnols Ona Monot l'auteur de Douleur de l'immortalité ; l'un de ses grands " prêtres " Jacques Derrida sera à nos côtés. J'aimerais au nom des hommes et des femmes de culture et des écrivains libres de l'Afghanistan saluer les intellectuels français et européens, le Centre Régional de la Promotion du Livre et de la Littérature de la Basse-Normandie ainsi que le Parlement International des Ecrivains.

Je viens d'Afghanistan, une terre qui pendant neuf ans a été impliquée dans une guerre de résistance contre l'Union soviétique. Un pays qui se débat sans espoir depuis dix ans dans un tourbillon de guerre civile sanguinaire. Des centaines de milliers de victimes, des millions de blessés physiques et psychiques. Une " terre ruinée ", " une terre usée ", un pays dévasté qui pourrait inscrire sur ses frontons les mots de Dante à l'entrée de l'enfer : " Abandonnez tout espérance vous qui entrez ". La résistance de la parole, la nécessité de la lutte contre la censure, la réalisation de la liberté de l'expression … faisaient partis des pratiques et des soucis essentiels du dialogue quotidien des hommes et des femmes de plumes de l'Afghanistan qui ont été envoyés sur les pelotons d'exécution ou qui inévitablement ont dû s'exiler ou qui encore et toujours attendent l'arrivée de leurs morts soudains dans cet enfer qu'est l'Afghanistan. Ce dialogue quotidien, n'est que ce chant de deuil amer, le récit des " Finnegans " (1) qui portent inévitablement leur propre deuil.

Cela fait vingt ans que l'Afghanistan vit sous une répression sanglante, un autoritarisme absolu et un despotisme sans limite. J'emprunte les mots de Lorca pour dire que sur le territoire afghan " il n'y a que soupirs qui rament ". Nous les poètes et les écrivains afghans sommes des captifs dans les griffes de cette incarnation de la stupidité qui nous est tombée sur la tête comme une chape de plomb. Aucun ordre ne tient dans ce pays et les dictateurs les " petits saints " (2) sont à la fois le centre et l'orbite de tout. C'est ainsi que nous avons cherché à nous faire entendre dans d'autres contrées pour dire ce que nous avons à dire ; " nous allons à l'accueil des vrais besoins ". Au sommet de la désillusion, nous espérons que ces besoins se réalisent enfin.

Certaines expériences sont communes et indivisibles : l'expérience de la dictature, l'absence de la liberté ; de la liberté de l'expression, la présence incontournable de la censure, la dictature des lois idéologiques dans des pays soumis aux régimes autoritaires. Bien que les méthodes du despotisme aient des aspects spécifiques liés à des structures politiques, idéologiques, culturelles et historiques propres à une géographie définie.

La situation actuelle avec l'absence de la liberté d'expression et l'imposition d'une pensée unique n'est que la continuation des précédents héritages du coup d'état communiste de 1978 en Afghanistan. Il faut ajouter que ce despotisme trouve ses racines dans des despotismes lointains de l'histoire et de la structure culturelle et politique de l'Afghanistan. Dans notre univers la liberté d'expression comme valeur humaniste établie de l'homme est respectée et il y a peu de régimes politiques qui prônent ouvertement la censure et l'opposition à la liberté de l'expression et de plume. Hélas, les régimes afghans n'ont pas hésité à mettre en place et appliquer la censure. "Le septième bureau", le service d'espionnage afghan à travers les oscillements de l'autorité du "Parti démocratique", avait comme devise le contrôle des médias, des poètes, des écrivains, des scientifiques et des journalistes. Aucune publication, revue et livre ne pouvaient être publiés sans l'autorisation préalable de cet organisme. Un certain nombre d'écrivains libres-penseurs ont été exécutés pour des oeuvres écrites ou non, pour leur capacité potentielle à publier des textes critiques au régime de coup d'état et de la littérature Djudanovienne.

En Afghanistan, il est n'est pas facile d'analyser les structures enracinées de la violence, de l'autocratie de la pensée et les traditions culturelles et leur rôle libérateur et obstructif en ce qui concerne la liberté d'expression. On trouve comme archétypes des notions comme " zel Allah " (ombre de dieu), chef ou sage du tribu, ainsi que des notions comme l'intérêt national ou la moral générale comme expression éternelle de l'autorité et de l'opposition à la pluralité dans la pensée et dans l'opinion. Ces archétypes rendent légitimes toutes tentatives pour anéantir l'autre. D'un côté la religion et un dieu vengeur et " non bienveillant et non miséricordieux", et de l'autre la raison politique constituent les réalités indéniables du pouvoir absolu dans mon pays. Toute analyse du phénomène de la censure et de la résistance de la littérature est incomplète sans en faire référence. Le dieu apparatchik du parti, le dieu vengeur peu indigène étaient prétendants à la raison absolue au sein d'un pays dont 96% de la population est analphabète. Que nous soyons poète, écrivain, philosophe ou théoricien littéraire, nous devions avant tout nous abaisser devant ces deux tyrans. Peut-on encore respirer comme Socrate face aux trente tyrans, et que faire devant le tyran absolu à moins de crier, comme dit Sartre ; " il est bien trop tard ".

En Afghanistan, écrire, la liberté d'expression et la diversité d'opinion sont qualifiés d'actes diaboliques. Cette opposition à la liberté peut peut-être provenir de l'histoire de la chute du diable quand dieu décida de créer l'Oumma. A la veille de l'an 2000, nous nous demandons si " le sexe féminin " a le droit d'aller à l'école, de travailler dans l'administration ou de recevoir une formation. Les femmes ne doivent pas apprendre à lire et écrire " parce qu'elles risquent d'échanger des lettres d'amour avec les hommes ". Dans un pays où règnent de tels tabous destructeurs, il devient manifeste qu'écrire est périlleux. La vérité est que, et je cite Daryush Shayegan : " nos dernières citadelles de la pensée s'effondrent lorsque la subjectivité de Descartes apparaît en Europe et comme dit Hegel l'esprit du monde s'éloigne des terres de la culture terminée pour se réfugier quelque part en Europe ". Alors que Molla Sadra -contemporain de Descartes- achève une pensée en ébullition depuis plusieurs siècles et qu'il arrive à mettre les dernières touches à l'édifice somptueux de la métaphysique islamique, Descartes, au lieu de suivre la route des anciens, se trace un chemin nouveau qui fit parvenir l'homme au statut de fondateur et du maître du monde." (3)

Notre exégèse centenaire n'est que " la certitude de la pensée " face à la raison critique et toute audace dans le domaine de la pensée et de l'expression. " Notre absence décisive au rendez-vous de l'histoire " a eu comme résultat la privation de la liberté d'expression et la présence éhontée de la censure et de l'autoritarisme de la pensée. En ces temps d'annihilation progressive des idées (ou comme disent les écrivains de Dialectica : ce passage d'une illusion à une autre) ce passé qui est comme une vérité déraisonnable, qui n'a nul besoin de motif, pèse sur nos épaules. Nous n'avons jamais eu l'occasion de dire "laisser les morts s'occuper des morts". Le poète ou l'écrivain attendent encore l'ange messager venu du temple de la terre ou du ciel et qui crierait " Voilà l'homme ". Comme dit Berdiaev ; dans les meilleurs des cas nous sommes soit nihiliste soit fataliste, les mains vides des vraies valeurs culturelles. Parfois dans certaines villes comme à Kabul ou Mazar Sharif nous imitions le modernisme. Dans les années 70 et 80, nous avons soudain été engloutis par la littérature Djudanovienne. Il fallait brûler des étapes en une nuit après la publication des " Sept Ordres " (4) du gouvernement.

Au début, nous nous réjouissions car la société immobile afghane était soudain projeté au milieu du courant tourbillonnaire de l'Histoire. Avec des slogans comme "justice, liberté, socialisme", dans ces moments soi-disant " libertaire " notre conduite était précipitée. Nous ne nous sommes pas posés des questions qu'Aderno ou Horkheimer posent à savoir " pourquoi l'humanité n'entre-t-elle pas dans des conditions humaines et se noie-t-elle dans une forme nouvelle de barbarisme ? " A cette époque de l'installation du régime communiste quand des dizaines d'intellectuels, de poètes et d'écrivains furent exécutés et des milliers d'entre nous furent emprisonnés (même des jeunes de 15 ans comme ce fut le cas pour moi-même) nous avons compris, comme dit Hafez " voici ce que l'aube nous amène " et où nous nous situions dans l'échiquier de l'Histoire et comment " après Auschwitz la littérature n'était qu'ordure ". Nous n'avons plus eu l'occasion d'avoir un Beckett ou un Schoenberg pour que l'esthétisme afghan puissent s'en inspirer et corriger ses préjugés.

Le pouvoir du Parti démocratique (satellite de l'Union Soviétique) a suscité certains changements et éveils de la pensée politique. Ne serait-ce par le biais d'une littérature de " proletcult " et de " réalisme socialiste " qui a noyé la littérature officielle en Afghanistan et qui a quand même permis une production remarquable. Mais, d'un autre côté, les espoirs et les libertés n'ont été qu'éphémères. Très rapidement le stalinisme montra son vrai visage : et les demandes les plus élémentaires de la part des intellectuels ont été réprimées. La formation des partis politiques, des syndicats et associations des artistes et des écrivains à l'extérieur des structures gouvernementales a été bannie. Tout mouvement y compris marxiste, islamiste ou nationaliste ont été sévèrement réprimé. Le début de la lutte armée a poussé de nombreux opposants, écrivains et intellectuels du régime à prendre refuge dans les camp des guérilleros et ainsi le mouvement vers la liberté a débuté encore une fois de façon non démocratique. Ceci est peut-être dû à la malchance des intellectuels des pays périphériques. Celui dont le métier consiste à écrire et qui devrait avoir son plume à la main, se trouve dans une situation tellement intenable qu'il finit par prendre une arme. C'est ainsi qu'agir démocratiquement devient paradoxal dans des pays comme le mien. L'engagement littéraire et l'engagement devant la littérature reviennent à marcher sur le fil du rasoir. Moi qui vous parle aujourd'hui, j'ai été obligé, suite à des pressions politiques du régime pro-soviétique, d'arrêter provisoirement l'écriture et de prendre refuge au quartier général d'Ahmad Shah Massoud dans la vallée de Panjshir. J'y ai écrit deux de mes recueils de poésie, alors que je devais produire et vivre dans le milieu littéraire de Kabul. Je porte encore en moi la terreur de ces jours où j'ai été témoin dans les camps de tueries et de bombardements dans les régions rurales et les meurtres des populations civiles. Dans un pays comme l'Afghanistan qui a une structure tribale avec des rivalités claniques, la multilinguisme et ses animosités internes, l'intellectuel ou l'écrivain qui utilise sa plume pour aller au devant de la liberté, finit par créer, consciemment ou non, une nouvelle religion, "les lumières n'ont pas combattu la croyance religieuse avec leurs propres valeurs puisque leurs propres valeurs avaient la religion pour fondement, c'est ainsi qu'elles n'ont pu créer qu'une croyance imaginaire fondée sur leur propre imaginaire".

Durant les années de règne du parti Démocratique des associations officielles d'écrivains et d'artistes furent ainsi créées. Les intellectuels indépendants ne pouvaient communiquer qu'avec des organismes semblables dans les pays de l'Est comme " l'Association des écrivains d'Asie et d'Afrique " uniquement parce qu'un certain nombre de ses membres avaient reçu " le prix Lénine ". Le circuit était bien déterminé. Pendant que des oeuvres comme " La mère " ou " Et l'acier fut trempé " et " la littérature du parti " étaient diffusés massivement, le comité central du Parti donnait l'ordre de retirer les oeuvres de Nietzsche, de Sartre, de Beckett et de Popper, par exemple, de toutes les bibliothèques d'Afghanistan. Ce fut le début d'une campagne de " nettoyage culturel " des publications capitalistes et occidentales. On a interdit toute entrée des livres étrangers. Nous avions les plus grandes peines à avoir accès aux oeuvres des autres écrivains de langue persane, des publications iraniennes ou tadjikes. Nous avons là peut-être l'une des raisons qui ont fait que la littérature et la culture persanes n'ont pas eu l'essor qu'on espérait à travers le monde, au même titre que la littérature arabe ou sud-américaine. C'est une autre forme de censure dans un sens plus large.

Comment avons nous résisté à cette forme de stalinisme? Et la littérature moderne qu'est-elle devenue, quels chemins a-t-elle emprunté pour échapper aux griffes des censeurs ?

La résistance littéraire et le combat contre la censure constituaient un terrain propice pour réfléchir. Le premier obstacle a été le manque de stabilité politique, qui ne permettait pas un travail suivi et profond. Le coup d'état communiste de 1978, suivi du coup d'état interne de Nedjib en 1984 puis de la création du premier gouvernement islamique en 1992 avec le départ des forces de Massoud de Kaboul en novembre 1994 et l'arrivée de Talibans, nous ont imposés des expériences multiples et différentes. Mais tous ces régimes, chacun à leur manière, nous privaient de la liberté par la répression, la prison, la délation, la disparition physique de certaines personnes… Le régime pro-soviétique, face à une résistance étendue et à l'extension des combats que livraient les forces armées, fut forcé de céder un peu de terrain et ainsi les méthodes de répressions changèrent également. Au lieu de se lancer dans un combat ouvert, le régime commença à distribuer des journaux parmi la population. Bon nombre de journaux qui parurent pendant les années où Nedjib était au pouvoir, étaient en réalité des journaux du gouvernement " maquillés " pour donner une impression d'ouverture. Nous savions clairement à l'époque qu'ils étaient financés par le redoutable " KHAD ", le bureau des renseignements, de même que "Les Nouvelles de la semaine", qui critiquait soi-disant le gouvernement, était soutenu par le service d'espionnage. Le régime voulait utiliser ces journaux pour contrôler et corrompre l'opinion publique. Malgré un système étouffant de censure et de contrôle, les écrivains réussissaient à trouver des failles et les exploitaient en faisant recours au langage métaphorique et allégorique. En dépit de toutes les difficultés, cette période a été la plus riche de l'Afghanistan contemporain par la qualité et la quantité des productions littéraire. Il y avait la littérature bon marché : ce qu'on appelait la littérature populaire ou ouvrière qui était soutenue et financée par le gouvernement dont les tirages importants contribuaient à la machine de propagande pro-sovietique. Simultanément les autres écrivains "indépendants" continuaient leurs activités souterraines. Les nouvelles, les poèmes ou les pièces de théâtres, qui étaient interdits, circulaient sous forme de polycopies ou de manuscrits. Les oeuvres étaient distribuées la nuit et malgré tous les dangers et toutes les pressions, il nous était important de rester dans le pays. Nous repoussions l'idée d'émigrer et de quitter notre profession et d'être obligés, pour nous loger et nous nourrir, de devenir chauffeurs de taxi ou garçons de café dans un pays étranger. Nous voulions encore moins subir l'humiliation des longues queues devant les bureaux d'aide sociale dans les pays d'accueil. Nous préférions donc cet enfer afin de ne pas avoir à quémander.

Avec l'instauration du gouvernement islamique et l'arrivée au pouvoir des Talibans, ce minimum de travail culturel fut totalement anéanti. Le Parti Démocratique acceptait au moins l'existence de l'art et de la littérature "socialistes", les Moudjahidin et les Talibans ont tout supprimé. Car "Dieu n'accepte pas les peintres et les dessinateurs et il mit le prophète en garde contre les poètes et les imaginatifs ". C'est ainsi que tous les centres culturels furent bannis. C'est à ce moment là que nous nous sommes résignés à partir. Car nous étions confrontés à la négation complète de l'art et de la littérature, il n'y avait plus de faille à exploiter. Tout nous était dénié.

La résistance littéraire, les méthodes de lutte contre le despotisme, le contournement de la censure... se sont formulés au sein d'une telle société. L'autocensure, le ménagement du pouvoir, le choix des pseudonymes et une certaine forme de refus des responsabilités créent un climat complexe et amer. On finit par se demander ce que peut faire la littérature. La littérature agitée dans des telles sociétés engendre un trouble et une confusion culturelles qui ne créent ni un monde à l'extérieur ni un épanouissement intérieur. Les limites d'autodéfense que l'on s'impose, la peur et la méfiance vis à vis de l'autre que l'on considère tantôt comme un ennemi tantôt comme un inspecteur font de l'intellectuel, qui prétend défendre la liberté et la rationalité, un idéologue qui cherche la vengeance. Dans nos sociétés, les critiques littéraires sont rares car il n'y a pas de culture de la critique. On a souvent vu la critique d'une oeuvre transformer deux écrivains en ennemis jurés.

C'est dans cette atmosphère que nous essayions de préparer la liberté. Et c'est ainsi que nous avons opté pour les aphorismes dans nos écritures. Avant de nous inspirer du "Minima Moralia" d'Adorno nous puisions dans l'héritage des grands de la littérature et de la langue persanes. La créativité littéraire et l'esthétisme étaient au cœur de nos soucis, et quand nous nous aventurions dans l'exposition du mal et des exactions, nous nous soucions d'apprendre à ne pas exposer des vérités définitives et des préjugés à nos interlocuteurs. Nous étions tout à fait conscients des dangers de l'écriture et de l'écrit. Ce n'était pas à travers les livres que nous avions appris que la nature d'un régime à parti unique, d'une littérature idéologisée et consommatrice de la vérité allaient à l'encontre de la liberté et de l'essor humain. Notre école s'est faite par la cohabitation quotidienne avec cette littérature et grammaire du despotisme. Nous avons créé des groupes clandestins pour pouvoir continuer à travailler et à distribuer nos oeuvres. Nous avons compris plus tard que cela ne suffisait pas et que nous nous éloignions de nos vrais buts qui était la création littéraire. C'est ainsi que nous avons décidé de dissoudre nos cercles pour nous consacrer à un travail individuel et échapper aux dangers des groupes, même si les intellectuels de gauche extrémiste et les partis politiques qui s'inspiraient de " la place silencieuse du repos céleste " et " l'étoile du rubis du Kremlin " nous accusaient d'abandonner nos responsabilités sociales. Et notre groupe qui selon les mots de Joachim de Fleuré vivait dans " la troisième étape de l'histoire " : à l'étape " du Saint Esprit " ne croyait plus en la définition officielle de la responsabilité sociale et de l'engagement littéraire. C'est ainsi que nous nous sommes lancés dans l'autodestruction, nous avons vidé nos associations de leur sens fonctionnel pour produire individuellement dans un espace ouvert. Ceci signifiait rompre avec la grammaire d'usage, le texte usuel et la tradition ancienne littéraire et sociale. Pour que l'écrit soit libéré du danger de la maladie associative et clanique nous avions besoin d'une réduction phénoménologique. Se débarrasser des présuppositions " épokhé " que nous avons tenté d'atteindre, signifiait une tentative pour se débarrasser " l'objet " de ces surplus.

Dans ces années de despotisme, nous n'avons pas eu l'occasion de recourir à l'usage de la parole et de l'oral. Nous communiquions à travers l'écrit. Dans une société où il y a un fort taux d'analphabètes, l'écrit ne dépasse pas les cercles de l'élite, ce qui explique en partie notre échec et le peu d'influence que nous avons eue. L'écrit, par son essence même et également par l'utilisation de l'allégorie, du symbolisme et sa fuite de la censure, se trouve toujours à une certaine distance de son interlocuteur. Dans un pays où, comme le dit Nasser Khosrow : " l'écrit est un accident de l'oral ", nous n'avions d'autre choix que d'écrire. Comme le dit Saint Augustin : " la forme étourdie de dire ". La dictature n'est-elle autre que la forme étourdie de dire et d'agir ?

Cela fait quelques années que l'ombre du prolétariat a disparu de l'Afghanistan pour laisser place à celui de l'Oumma islamique avec ses hyperboles. Il ne supporte et ne permet aucune voix divergente. Aujourd'hui la religion et la littérature exerce un face à face. Ces ombres poussent la littérature sérieuse à la clandestinité. Comme sont nombreuses les oeuvres que les lecteurs ne lirons jamais. Il n'y a pas de dialogue entre les oeuvres. C'est la raison pour laquelle nous ne pouvons pas parler clairement de la direction pragmatique de la littérature afghane. Cependant, dans la mesure où j'ai pu avoir accès à ces oeuvres, je peux dire en empruntant les mots de Foucault " Chaque oeuvre a un sens autant qu'un monument historique ".

1- Référence à Finnegans Wake de James Joyce.
2- Les " ebdals " : les petits saints : un degré de la hiérarchie des saints soufis.
3- L'avant propos de A. Manafzadeh dans D. Shayegan, Le regard mutilé des intellectuels, 1991.
4- Les sept réformes comprenaient entre autres des réformes agraires, le droit à la propriété privée, la liberté pour les femmes etc.